Il y a des occasions qu’il vaut mieux ne pas rater. Alors, quand l’on me prévient que la première recrue militaire suisse en fauteuil roulant entre en service prochainement, ni une ni deux, un enregistreur dans une main, un smartphone dans l’autre, je me rends au centre romand de recrutement de l’armée, situé à Payerne, dans le canton de Vaud.
En y arrivant, on le constate vite : les conscrit-e-s sont alligné-e-s, emprunt-e-s d’une certaine ferveur. Vous savez, celle du dimanche soir. Inexistante. Toutefois, au milieu du personnel militaire et des potentielles futures recrues, l’un d’eux fait contraste. Et je vous arrête tout de suite : ce n’est ni son fauteuil ni son handicap qui attire l’attention. Non. C’est bel et bien sa motivation qui vient, ici, donner du contraste au tableau. Dans le bureau du Colonel Alexandre Beau, responsable du recrutement, Nouh Arhab, la recrue tout sourire de la caserne est attendue.
Qu’on se le dise, Nouh Arhab est atteint d’une Spina bifida myélomeningocèle. En d’autres termes, le jeune homme de 21 ans est paraplégique. En effet, cette anomalie congénitale touche sa moelle épinière. Cette dernière, durant la grossesse, ne s’est pas développée correctement. Ainsi, elle impacte le système nerveux de notre recrue. « Mais bref, de toute façon, je ne me sens pas handicapé », lance Nouh, en guise d’épilogue à son diagnostic.
Cependant, si l’on remonte en 2018, la Berne fédérale en décidait autrement. Lorsqu’il se présente à son recrutement, en début d’année, le médecin de la caserne refuse de l’ausculter et met fin au processus avant même que notre futur soldat ne puisse s’expliquer. « J’ai beaucoup souffert de cette remarque. Le médecin m’a déclaré inapte, alors que je n’étais même pas entré dans son bureau, explique Nouh. Mais j’ai un fort caractère, alors, j’ai tenu tête, frontalement, encore et encore. Je lui ai dit que j’étais prêt à tout pour faire mon service militaire. »
La réponse du médecin ? Nouh est envoyé, manu militari, devant un psychologue. Le professionnel de santé suspecte un trouble mental. Quelques minutes plus tard, le psychologue est catégorique : Arhab ne souffre d’aucun problème psychique. Toutefois, sa paraplégie semble, toujours selon lui, incompatible avec l’exécution d’un service militaire. Dans la caserne, c’est la douche froide.
Pour Cyril Mizrahi, avocat pour l’association Inclusion Handicap, chargé de la défense de la recrue : « Si l'on s'arrête au simple comportement du médecin lors du recrutement, celui-ci a été tout à fait inadéquat et n'est certainement pas dans le respect de la CDPH [Convention de l'ONU relative aux droits des personnes handicapées, ndlr.]. Et ça, il me semble que l'armée a su le reconnaître. » Il ajoute : « Je peux espérer, cependant, que le personnel, notamment celui chargé du recrutement, sera amené à être formé à ce genre de problématique. »
Refroidi, mais pas abattu, le Lausannois entame alors un premier recours à cette décision. Celui-ci est refusé. Puis un deuxième. Refusé, aussi. Puis un troisième. Deviner quoi ? Refusé. C’est lors de son quatrième recours que la responsable du service spécialisé « Diversity » [Cellule chargée depuis 2019 de répondre aux questions liées à la diversité et aux minorités dans l'Armée suisse, ndlr.] accepte de rencontrer celui qui, au civil, performe dans son travail de web designer.
C’est alors, après plus de 18 mois de lutte acharnée que le conscrit est accepté. Non sans quelques aménagements, toutefois. Il a fallu adapter les douches, délocaliser la chambre du soldat, organiser la logistique des repas… « Pour ma part, ça s'est fait naturellement. Ça veut dire que, à partir du moment où l’on m'a demandé d'accueillir la recrue Arhab, j'avais ma petite idée pour l'engager au niveau de l'administration militaire, affirme, fière, le colonel Alexandre Beau, responsable du service de Nouh. Tout se passe très bien et je le félicite pour sa volonté. »
Aujourd'hui, et depuis le 15 mars dernier, le Lausannois accueille quatre matins par semaine les 96 conscrit-e-s attendu-e-s à la caserne payernoise. Avec justesse, il renseigne et guide les jeunes femmes et hommes appelé-e-s au recrutement. Un travail nécessaire, dans une caserne aussi sinueuse que celle-ci. Actuellement dénommé Recrue, il accédera, dans huit semaines, au grade de Soldat.
« Aujourd'hui, toutes les personnes qui m'entourent ici ne font plus attention à mon handicap. C'est très agréable. Le problème persiste parfois lorsque je prends le train pour rentrer chez moi. Certaines personnes pensent que mon uniforme est un costume et me font des remarques. Je ne réponds rien et leur montre mon ordre de marche », explique Nouh Arhab. Son colonel lui assure une nouvelle fois son entier soutien et promet de « remettre bien à leur place » les personnes qui méprisent l’engagement de « sa » recrue.
C'est certain, cependant sans traitement de faveur, il existe une réelle complicité entre Nouh et le colonel Alexandre Beau. Un respect et une loyauté sacrément inspirante. Au terme de son engagement, le soldat espère pouvoir s'investir « à fond » dans sa passion, la photographie. « Et pourquoi pas en vivre ? », songe-t-il. Pour ça, on ne se fait pas trop de souci pour lui.
–Malick Reinhard